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eChapitre 1

Psychanalyse et cognition dans le processus développemental

La cognition était antérieurement définie comme un système organisé au sein des grandes fonctions de la psychologie classique, système chargé de prendre une information sur le monde, de la traiter, de l’emmagasiner, de l’exploiter et de la transformer en un produit mental spécifique : la représentation. La cognition ainsi conçue échappe, de ce fait, au champ dont la psychanalyse a fait son objet d’investigation, le champ de l’affectif, de l’intersubjectivité, de l’inconscient avec son organisation pulsionnelle et fantasmatique. La tentation est grande de séparer la vie mentale d’un individu en deux systèmes clos, l’un qui relèverait des sciences cognitives (comme, par exemple, la pensée logique ou l’engrammation des perceptions), l’autre qui relèverait de la psychanalyse (comme les processus inconscients, les fantasmes, les affects). Cohabitation armée de deux sciences sur la défensive, gardant jalousement chacune leur territoire psychique, prêtes parfois à en découdre, acceptant d’autres fois des zones de r encontre, des actions d’interface à la frontière de leurs deux champs respectifs bien clos et bien séparés.

Une telle conception du « à chacun son territoire » n’est pas féconde et ne peut être retenue :

  • – les sciences cognitives actuelles ont une vision plus globalisante du fonctionnement mental que celle que pouvait avoir un chercheur comme J. Piaget. Il ne s’agit plus seulement d’étudier les opérations conscientes du fonctionnement de l’intelligence, mais d’élaborer une modélisation de l’ensemble de l’activité mentale consciente et non consciente, que celle-ci mette en jeu des représentations symboliques ou non symboliques ;
  • – les sciences cognitives ne se situent plus seulement dans le cadre expérimental, mais elles visent aussi à prendre en compte les situations intersubjectives, comme en témoigne, par exemple, l’usage extensif qu’elle fait de la « théorie de l’esprit », théorie dont on sait qu’elle vise, dans le registre relationnel, à attribuer à autrui un état mental et une intentionnalité. Par ailleurs, une conception qui cantonnerait la psychanalyse aux seuls processus primaires fantasmatiques ne serait pas non plus féconde car elle nous priverait de ce que la psychanalyse peut éclairer sur les processus de connaissance et les mécanismes de pensée.

Même si la théorie psychanalytique n’a jamais élaboré un modèle complet des mécanismes de la connaissance, elle a cependant un message à nous transmettre sur l’objet épistémique [8] et sur les liens de celui-ci avec l’objet libidinal.

La psychanalyse et le cognitivisme sont deux modes d’appréhension du fonctionnement psychique radicalement hétérogènes l’un à l’autre, qui ont chacun leur système d’éclairage, leurs présupposés théoriques, ceux-ci définissant en partie la nature de leur objet. Il s’agit donc de deux modalités de lecture de la vie psychique dans sa totalité [7] (deux vertex, W. Bion). La psychanalyse appréhende les mécanismes de la cognition, comme les sciences cognitives peuvent prendre pour objet des états affectifs. Il s’agit de deux modalités de lecture du fonctionnement psychique avec leurs systèmes de causalité psychique propre, mais ayant des zones de recouvrement possibles, voire des questionnements communs, mais aussi des incompatibilités majeures liées au postulat de l’existence de l’inconscient par la psychanalyse et de son corrélat, l’importance accordée à la vie et à la pensée fantasmatique.

Le désir de savoir

L’activité de connaissance est-elle un simple processus auto-organisé, autogéré, une activité auto-entretenue, qui se suffit à elle-même, quelque chose que l’esprit humain ferait sans pouvoir s’arrêter.

Est-elle, au contraire, un processus lui-même sous-tendu par un processus pulsionnel, soumise à ses lois et à ses fluctuations ? Existe-t-il, en somme, un désir de savoir ? Dans les Trois Essais sur la théorie sexuelle [4], S. Freud postule l’existence d’une telle pulsion et souligne son attraction étonnamment précoce et intense pour la curiosité sexuelle et les interrogations sur les origines de la vie. Cette pulsion épistémophilique semble présente d’emblée, dès l’origine de la vie ; il ne s’agit pas d’une pulsion autonome, mais de la résultante d’un double mouvement d’emprise sur le monde des objets et de plaisir pris à la vision du monde. La psychanalyse nous introduit ainsi à cette idée que toute entreprise de connaissance, en même temps qu’elle est acte de perception, est aussi mouvement de prise de possession de l’objet et plaisir à la vision de celui-ci.

La connaissance du monde resterait empreinte de cette émotion esthétique qui envahirait le nourrisson lors de sa première vision du monde au sortir de la matrice utérine, si l’on en croit D. Meltzer [14], qui fait de cette interrogation sur la beauté du monde et les qualités cachées de l’intérieur des objets l’origine de toute souffrance dépressive ultérieure.

La pulsion épistémophilique serait ainsi tentative d’emprise sur le monde et, à ce titre, elle serait infiltrée par le sadisme, les processus d’envie, les fantasmes de destructivité qui leur sont liés. Connaître le monde serait donc pour l’enfant tentative de le posséder et déjà ébauche d’un mouvement pour le détruire. M. Klein [12] rapporte ainsi l’analyse d’un petit garçon de 7 ans, John, souffrant d’une inhibition à l’apprentissage de la lecture et pour lequel cet apprentissage était vécu fantasmatiquement comme tentative de possession et de destruction d’objets précieux à l’intérieur du corps maternel.

Nous voyons là poindre aussi un nouvel apport de la psychanalyse au processus de connaissance, à savoir que, avant d’être objet isolable d’un monde cohérent, organisé et unifié, les objets du monde sont initialement liés au corps de la mère, partie intégrante de celui-ci et de la personne même de la mère qui les présente à l’enfant. L’univers maternel apparaît ainsi comme en filigrane derrière toute démarche de connaissance, la relation au corps de la mère constituant ainsi la relation première à la réalité.

Mais le rapport de l’enfant à la connaissance est aussi marqué du sceau de l’énigme. Freud avait ainsi classé d’emblée la connaissance à l’ombre du visage énigmatique du sphinx de Thèbes, questionnant Œdipe, et à l’ombre du sourire de la Joconde, visage énigmatique de la mère évoqué dans « Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci » [3]. C’est ainsi au caractère incertain et ambigu du monde que vient se heurter le désir de savoir de l’enfant : énigme des signifiants verbaux et des messages de l’adulte contaminé par son propre inconscient et dont le sens n’est décryptable d’emblée, énigme de la différence des sexes et de l’origine de la vie. Nous rejoignons là certaines conclusions des sciences cognitives qui nous montrent que tout stimulus sensoriel est ambigu, qu’à une même image physique peut correspondre plusieurs constructions mentales, obligeant l’enfant à un travail de choix et de tri au sein des images issues du monde sensoriel.

On le voit, aux yeux du psychanalyste, l’acte de connaissance du monde n’est pas un acte neutre et aseptisé. Il est mu par des processus pulsionnels inconscients qui lui donnent sa coloration propre et qui unifient, dans une même vision, objets du monde et corps maternel.

Cet étayage de la connaissance sur des bases pulsionnelles inconscientes a pour conséquence la situation traumatique de détresse (Higflosigkeit) à laquelle est soumise le moi de l’enfant du fait de la pression pulsionnelle. Dans son intensité et sa violence, le désir de savoir assaille un moi immature dépourvu de moyens de faire face aux tâches et aux ambitions que ne cesse de lui assigner la pulsion.

Même si certaines des compétences de l’enfant sont précoces, comme le montrent les données récentes des neurosciences, le rapport de l’enfant puis de l’adulte au savoir restera marqué par ce sentiment accablant d’être confronté à une tâche impossible, blessure narcissique qui infiltre toute tentative de connaissance du monde et toute démarche scientifique.

La perception

Branchée sur le système perception-conscience, la perception est en périphérie de l’appareil psychique. La perception, telle que la conçoit la psychanalyse, se différencie fondamentalement de la perception que nous proposent les sciences cognitives. Certaines caractéristiques fondent l’originalité de la conception psychanalytique de la perception. C’est ce point que nous développerons maintenant.

Un processus actif. La perception psychanalytique est un processus actif, sélectif et discontinu, sous-tendu par une mobilisation énergétique propre, qui a fait dire à S. Lebovici [13] que l’objet était investi avant que d’être perçu. J’ajouterais que l’objet n’est perçu que parce qu’il est d’abord investi. Ces considérations sont importantes car elles montrent que la seule apparition d’un objet dans le champ perceptif ne suffit pas à susciter le processus perceptif. S. Freud parlait ainsi de la perception comme d’une sorte de « prise d’échantillons sur le monde » qu’il comparait à l’émission de pseudopodes ou au mouvement des antennes de l’escargot susceptibles de se propulser vers le monde extérieur ou, à d’autres moments, de se rétracter.

Récemment, un psychanalyste et un neurobiologiste [1] ont entrepris une réflexion commune pour explorer les fondements biologiques de l’inconscient et, à partir de cela, la façon dont la réalité interne inconsciente se met en place dans le psychisme humain et comment elle peut parfois infiltrer la perception de la réalité du monde. Cette réalité interne prendrait naissance à partir de « traces primaires », elles-mêmes issues de l’impact de la réalité externe sur les mécanismes neuronaux. Ces traces (sensation, image, affects), reflet de la plasticité neuronale, viendraient s’organiser, se mettre en sens pour constituer les scénarios fantasmatiques spécifiques des processus primaires. Cette mise en sens permettrait précocement à l’enfant de répondre à l’énigme que peut porter le monde pour lui (ses origines, la scène primitive, la différence des sexes…). Cette réalité interne fantasmatique exerce une contrainte importante sur l’ensemble du fonctionnement psychique et peut venir parfois, en retour, revisiter la perception de la réalité externe, parasitant le pôle perceptif de conscience de l’appareil psychique et pesant parfois lourdement sur la relation du sujet au monde. Le travail analytique permet, dans les meilleurs cas, la levée de cette contrainte des processus primaires sur la psyché.

La théorisation effectuée par ces deux auteurs repose sur une donnée fondamentale de la neurobiologie : la « plasticité neuronale », capacité de changement neuronal en fonction de l’expérience vécue et identification des mécanismes inhérents à cette plasticité.

Le système pare-excitation. La perception est aussi soumise au contrôle d’une fonction dont la théorie psychanalytique postule l’existence, sorte de pellicule à la périphérie de l’appareil perceptif : le « système pare-excitation », système qui a une double vocation :

  • – son rôle modulateur permet à chacun, et tout particulièrement au bébé, d’imprimer son propre rythme et son propre tempo à ses échanges avec son environnement, de moduler suivant ses besoins internes, ses prises d’échantillon sur le monde ;
  • – son rôle protecteur. Cette pellicule pare­excitante est aussi un système de protection interne (complété par le pare-excitation externe maternel) qui protège l’appareil psychique contre la toxicité destructive d’un surcroît de stimulations externes. S. Freud faisait de la déchirure de cette couche externe pare-excitante (du bloc-notes magique) le temps premier de l’effet du traumatisme sur la psyché et de ses conséquences redoutables, de la défaillance d’un tel système pare-excitation sur le bébé, à l’origine d’une sorte de coalescence entre stimulus et récepteur, responsable comme le rappelle A. Bullinger, de la mort brutale entre 2 et 4 mois de certains bébés ébranlés par un stimulus sensoriel auquel ils ne peuvent échapper.

Le destin lié de l’affect et de la perception. Certes, Freud avait bien précisé qu’au sein de l’appareil psychique, affect et représentation issus de la perception pouvaient avoir des sorts divergents, l’affect pouvait subir les effets de la répression alors que la représentation pouvait subir les effets du refoulement. Mais au temps premier de la perception, l’affect est indissociable de la perception : il est partie intégrante de la perception (ce sont les affects-percepts comme les nomme M. Pinol-Douriez) [18] et de la représentation. L’état affectif garantit ainsi à l’expérience perceptive les bases de la continuité et donne à celle-ci sa première signification. C’est ce qu’avait bien compris M. Klein [12] pour qui, dès les premiers jours de la vie, les objets du monde externe et interne sont porteurs d’affects bons ou mauvais et, déjà, le monde prend une première signification : monde clivé de gratifications et de frustrations (même s’il s’agit d’un monde initialement clivé).

On voit là l’importance du soubassement affectif de toute perception pour que celle-ci acquière une signification et intègre le champ de l’expérience humaine. Ces réflexions rejoignent ainsi les préoccupations de certains chercheurs cognitivistes actuellement pour intégrer l’affect au processus perceptif. Ainsi certains (comme A. Damasio) décrivent-ils par exemple, chez des patients atteints de lésions préfrontales, l’impossibilité d’utiliser leurs facultés pourtant intactes de raisonnement de mémoire ou de langage, du fait de l’émoussement de la perception des émotions.

Perception et interprétation. « Percevoir, c’est créer un sens absent », rappelle A. Green. [9]. Dans Totem et Tabou, S. Freud, quant à lui, nous rappelle qu’une exigence intrinsèque du psychisme veut que tous les matériaux qui se présentent à notre perception se doivent de posséder un « minimum d’unité de cohérence et d’intelligibilité » et il postule, sans pour autant la décrire plus avant, l’existence d’une sorte d’instance de ce qu’il nomme une « formation intellectuelle spécifique » chargée d’assurer cohérence, intelligibilité et sens au perçu. Il nous rappelle à ce propos que l’animisme est la première théorie complète de l’intelligibilité du monde.

Ainsi toute activité perceptive ne peut-elle se concevoir sans son corollaire obligé, l’activité interprétative, sorte de création d’un sens originairement absent. On se souvient de la place importante qui a été donnée par S. Freud dans L’Interprétation des rêves [5] à la technique analytique d’interprétation, et de rappeler, à cette occasion, la perversion de cette fonction dans la paranoïa où la perception est comme intoxiquée et envahie par un excès de sens.

Cette question de la mise en sens du vécu perceptif n’échappe plus maintenant aux questionnements des sciences cognitives elles-mêmes. Ainsi, par exemple, U. Frith [6] évoque-t-elle à ce propos ce qu’elle nomme un « instinct de cohérence centrale ». Un auteur comme M. Gazzaniga postule l’existence d’une fonction modulaire interprétante dont il précise même la localisation, à partir de sujets callectomisés chez lesquels sont dissociées fonctions perceptive et interprétative.

D’autres chercheurs cognitivistes comme P.J. Varela [20] ont posé une question fondamentale qui rejoint les interrogations des psychanalystes : la question de la place dans tout acte perceptif de l’interprétation, c’est-à-dire de l’émergence de sens : « le monde ne contient pas a priori de signification. Cette signification émerge de l’interaction du sujet avec le monde environnant (énaction) ». Nous retrouvons là un point de convergence entre cognitivistes et psychanalystes, mais aussi un point de divergence.

Le point de convergence, c’est que le sens du perçu naît de l’interaction du sujet avec le monde repris dans le concept d’énaction.

Le point de divergence, c’est que, si pour les cognitivistes, le sens émerge avant tout de la sensori-motricité, pour le psychanalyste la perception d’un sens sur le monde naît essentiellement de ce que l’enfant comprend et perçoit du désir de l’autre et des attentes d’autrui. C’est de l’émergence d’un savoir sur le désir de la mère que s’ébauche une signification de la perception du monde. L’enfant serait ainsi à l’image du sujet en analyse un « interprète en quête de sens » [2].

Perception et croyance. Une autre caractéristique du système perceptif évoqué par la psychanalyse est l’existence, au sein du système perceptif, d’un dispositif spécial, l’épreuve de la réalité, qui permet non seulement la discrimination entre les excitations externes et internes, entre l’hallucinatoire du rêve et la réalité, mais aussi cette adhésion, sans nécessité du déploiement d’une preuve, à la réalité de la perception que constitue la croyance.

Cette croyance a pour contrepartie le sentiment de doute, fissure ouverte sur le monde des certitudes, le doute sur la réalité de ce qui est perçu : c’est le sentiment dont fut envahi S. Freud sur l’Acropole, qu’il relate dans sa lettre à R. Rolland et qu’il relie à son sentiment de piété filiale et de culpabilité. « D’après le témoignage de mes sens, je suis maintenant sur l’Acropole, mais je ne peux pas le croire. » Le doute sur la réalité de la perception s’accompagne alors du sentiment d’une réalité devenue étrangement inquiétante.

La double face de la perception. La compréhension psychanalytique de la perception nous amène à une conception de la perception radicalement étrangère à la conception cognitive de celle-ci. Le système perceptif possède une double face et une double entrée : en prise sur le monde extérieur, il est aussi investi par le monde interne. Cette constatation nous impose de réexaminer la thèse de la « virginité des récepteurs ».

Les processus primaires et la réalisation de désirs qui la sous-tendent poussent l’ensemble de l’appareil psychique et perceptif à l’hallucinatoire et à l’invalidation de l’épreuve de la réalité.

L’hallucinatoire pousse à transformer en perceptions des représentations inconscientes inacceptables pour le monde intérieur du sujet, lorsque le refoulé inconscient devient trop fort ou la réalité trop intolérable. S. Freud nous rappelle ainsi, à cette occasion, que l’hallucinatoire est à l’œuvre dans ce qu’il nomme, l’« inoffensive psychose du rêve », conséquence d’un retrait momentané du monde extérieur.

Mais il faut aussi aller plus loin et postuler avec A. Green [9] qu’il existe, en permanence, au sein de l’appareil perceptif, un véritable travail permanent de l’hallucinatoire qui tend à arracher du perçu à la psyché : hallucination négative, matrice et cadre sur laquelle s’appuieront les hallucinations positives, mais qui peut aussi opérer seule et constituer alors un blanc de perception, sorte d’état hypnotique qui vient rompre la relation du moi à la réalité. C’est un mécanisme analogue que décrit S. Freud, dans le déni, à l’œuvre dans le fétichisme, qui est à la fois refus de reconnaître une perception (absence de pénis chez la femme), mais aussi refus de reconnaître une signification (dimension humaine fondamentale de la différence des sexes). Ce mécanisme a cette particularité de cliver le moi en deux parties, l’une qui perçoit la réalité, l’autre qui la dénie.

La perception comme espace d’illusion. On doit à D.W. Winnicott [21] d’avoir montré qu’au-delà de la perception, mais aussi grâce à elle, pouvait exister un champ intermédiaire d’expérience qui n’avait à justifier son appartenance ni au monde interne, ni à celui de la réalité externe, mais qui constituait leur lieu imaginaire de rencontre où l’enfant pouvait se donner l’illusion d’avoir lui­même créé l’objet qu’il venait de percevoir.

On connaît l’importance de cette possibilité d’« illusionnement » de l’enfant pour fonder sa confiance dans son propre sentiment d’omnipotence sur le monde et pour fonder sa confiance dans la réalité comme lieu possible d’accomplissement de son propre désir de l’objet.

Psychanalyse et naissance de la pensée

Pour la théorie psychanalytique classique, la mise en place des représentations, support des processus de pensée, naît du désir de l’objet et de la tentative de satisfaction hallucinatoire de ce désir. La représentation mentale naît alors de cette absence de l’objet, de ce moment où le besoin de l’objet se fait désir de celui-ci. « La représentation de la chose naît de la non-chose », disait W. Bion. Elle naît de l’absence de l’objet, absence reconnue comme telle. Pour la psychanalyse, l’une des fonctions importantes de l’esprit humain est sa capacité de symbolisation, c’est-à-dire sa capacité à établir un rapport entre le symbole et le symbolisé, mais aussi un écart, pas trop grand pour maintenir le lien entre eux, mais suffisant pour que ne soit pas rendue possible une confusion entre le symbole et la chose (comme on le constate dans les psychoses). Ce processus à la fois liant et différenciateur avec l’objet suppose des assises narcissiques suffisamment solides et une identité suffisamment affirmée, et l’on sait combien sont fortes, dans les psychoses, du fait de ce lien avec la force de l’identité, les activités antisymbolisantes.

Il faut souligner ici la divergence fondamentale entre les représentations issues de ce processus de symbolisation que propose la psychanalyse et celles du modèle cognitiviste. Pour ce dernier, la représentation est en connexion exclusive avec le monde extérieur, elle est réponse à la pression de celui-ci sur le sujet, elle est en somme extraction de ce qui a déjà été donné dans le monde extérieur.

Cependant, à côté de ce système qui fait de la représentation mentale le miroir intérieur d’un monde préformé et à côté de la théorie analytique classique qui fait de la représentation le résultat du processus de symbolisation, certains courants psychanalytiques se démarquent de ces deux systèmes pour proposer une autre vision des origines de la pensée. Il en est ainsi d’un auteur comme D. Stern [19] pour lequel les protoreprésentations du bébé, faites à partir d’une constellation d’événements mentaux (images visuelles, émotions et sensations) s’auto-organisent en un récit, en une narration avec son scénario et son déroulement temporel, constituant ainsi l’enveloppe prénarrative, puis narrative. Cette enveloppe donne une première explication non exhaustive du monde naissant qui tente, sans pouvoir y satisfaire pleinement, de donner une réponse à l’énigmatique, à l’incompréhension nécessaire et au non encore pensable. La pulsion n’a plus ici ce rôle initiateur de la pensée, elle vient seulement donner sens et forme à cette enveloppe prénarrative.

L’érotisation de la pensée

Même si Freud n’a jamais évoqué directement cet aspect de l’érotisation des processus de pensée, ces processus de pensée ont besoin, pour se mettre en place et être solidement établis, d’être pris dans un plaisir narcissique auto-érotique : plaisir spécifique de pensée dont J. Hochmann [11] fait le résultat d’une identification réussie à l’auto-érotisme de la rêverie maternelle. Ce plaisir de penser, dont il faut reconnaître l’existence, naît lors de la rencontre inaugurale de deux espaces psychiques, celui de la mère et celui de l’enfant. Ce travail de co-pensée et de partage avec la mère, d’un plaisir du sens proposé par cette dernière à l’enfant et qui procure à celui­ci une certaine intelligibilité du monde, colmatera en partie la blessure narcissique initiale liée à sa détresse face au caractère énigmatique du monde. Cependant, ce travail de co-pensée n’est pas seulement porteur d’un plaisir auto-érotique lié au partage de la signification, il est aussi porteur d’une certaine violence, violence faite par la pensée maternelle à la psyché de l’enfant par le sens et la signification qu’elle lui impose.

La sexualisation des pensées

« Les processus de pensée sont en eux-mêmes dépourvus de qualité », disait S. Freud, pour ajouter quelques lignes plus loin : « […] cependant qu’un plaisir ou un déplaisir qui les accompagnerait pourrait risquer de troubler la qualité des pensées ». S. Freud avait ainsi isolé les inhibitions de pensée d’origine névrotique qu’il q ualifiait de « débilité acquise » et soulignait à ce propos comment la pulsion de savoir pouvait être contaminée par la curiosité sexuelle et subir ainsi le destin du refoulement (l’interdit de penser).

La clinique des états d’inhibition intellectuelle, notamment au cours de l’adolescence, nous montre comment les pensées peuvent être contaminées par la sexualité et subir ainsi les effets du processus de refoulement. Au cours de l’adolescence, les rejetons du refoulé porteurs de fantaisies masturbatoires peuvent venir contaminer les processus de pensée, lesquels peuvent être ressentis par l’adolescent comme liés à l’activité sexuelle. Le moi peut renoncer à l’usage de penser qui susciterait l’émergence d’angoisses et peut alors s’absorber dans une sorte d’activité auto-hypnotique, rêverie blanche, sorte d’écran blanc du rêve où viennent se neutraliser et se désexualiser les fantasmes masturbatoires de l’adolescent, en même temps que s’installe le sentiment de vide cérébral.

L’obsessionnalisation de l’appareil à penser

Ce ne sont plus ici les contenus de pensée qui sont contaminés par la sexualité, mais l’appareil à penser lui-même. Dans « L’homme aux rats », S. Freud, décrivant la rumination mentale comme principal symptôme de la pensée obsessionnelle, rappelle que « le plaisir sexuel se rapportant ordinairement au contenu de la pensée est dirigé ici vers l’acte même de penser et que la satisfaction éprouvée en atteignant le résultat cogitatif est perçue comme une activité sexuelle ». L’appareil à penser est lui­ même devenu un organe autonome, sexualisé, fabriquant de véritables objets toxiques au pouvoir destructeur que sont devenues les pensées. L’inhibition intellectuelle que l’on rencontre dans certaines structures obsessionnelles de l’adolescence relève de ce mécanisme, allié à la crainte d’une pénétration passive venant compromettre la mise en œuvre de la réceptivité nécessaire à tout apprentissage.

Inhibition intellectuelle et narcissisme

R. Misès [16] et B. Gibello [8] ont bien décrit les supports narcissiques nécessaires sur lesquels doivent s’appuyer les mécanismes de pensée et dont les défaillances peuvent entraîner certains retards dans l’organisation du raisonnement et dans la mise en place des structures cognitives.

Les processus de pensée et les modalités de raisonnement font partie intégrante du narcissisme de chacun. De par l’abandon qu’il suppose de certains modes de pensée et de raisonnement investis narcissiquement, le processus d’apprentissage remet en cause l’investissement narcissique de l’enfant. Le sentiment de complétude narcissique est ébranlé lorsqu’il s’agit d’abandonner certains modes de pensée pour d’autres plus complexes, lorsque par exemple l’enfant se trouve en situation d’apprentissage prématuré par rapport à la maturation de son moi ou encore lorsque la réussite intellectuelle d’un enfant est très impliquée dans le narcissisme parental. L’inhibition intellectuelle apparaît alors comme un moyen d’empêcher le sentiment de vide intérieur et d’effondrement narcissique par un repli sur des modes de pensée régressifs, mais mieux connus et plus sûrs narcissiquement. La confrontation à la réalité du monde, la nécessité de remanier constamment ses processus de pensée interrogent ainsi en permanence le narcissisme de l’enfant. Les raisonnements et les propres pensées font ainsi partie intégrante de l’identité de chaque individu. Les idéologies, les croyances diverses, surtout lorsqu’elles sont dogmatiques, et même la pensée scientifique ou psychanalytique n’échappent pas à cette fonction de réassurance narcissique de leurs adeptes.

Ces considérations rejoignent directement ou indirectement les réflexions des chercheurs cognitivistes sur l’importance qu’il convient d’accorder, dans les processus d’apprentissage, aux métacognitions, c’est-à-dire à l’opinion que l’enfant se fait de ses propres connaissances et capacités d’apprentissage. Nombre d’anomalies de l’intelligence, du raisonnement et de la pensée semblent ainsi, en partie, déterminées par les représentations défavorables que se font d’eux-mêmes les enfants.

Le processus déficitaire

La pratique de la pathologie mentale de l’enfant nous confronte à la mise en place, chez certains d’entre eux, d’un processus déficitaire qui vient limiter leurs capacités de maturation cognitive.

Un tel processus déficitaire est surdéterminé et multifactoriel. La genèse se joue au sein de l’histoire individuelle de l’enfant et en interaction entre certaines défaillances innées de compétences, certaines carences d’apports socioculturels et les différents facteurs psychopathologiques que j’évoquais précédemment.

Il faut insister, en terminant, sur la faillite de certaines grandes fonctions dont l’altération participe plus directement à l’évolution déficitaire :

  • – l’échec de la mise en place d’activités transitionnelles qui, en obérant les échanges et le commerce entre les objets du monde interne imaginairement créés et les objets offerts par le monde externe, stérilise la créativité de l’enfant et neutralise son désir d’agir sur le monde ;
  • – l’activité antisymbolisante qui empêche le maintien du lien, mais aussi de l’écart entre la chose et le symbole (équation symbolique) et qui, ce faisant, entraîne une instabilité fondamentale du système des représentations, des symboles et de l’activité métaphorique et, finalement, vide le perçu de toute signification ;
  • – l’inorganisation du monde fantasmatique qui empêche que la pulsion puisse se lier à des représentations et s’organiser en scénario fantasmatique ;
  • – tout cela aboutissant à laisser libre cours à une pulsion sans objet, devenue, dès lors, pare-excitation traumatique [17], et à laisser place aussi à un retour au sensoriel (à l’originaire) avec son blanc de pensée par court­circuitage des processus primaires et secondaires.

Conclusion

Dans son dernier ouvrage Le Visible et l’Invisible [15], le philosophe Merleau-Ponty rappelait que dans son mouvement d’appréhension du monde, l’homme portait son regard perceptif sur le visible et l’invisible des choses. Le regard fixe l’angle d’approche que le sujet impose à sa prise de pouvoir du monde, dans leur montage tant perceptif que signifiant. Nous pourrions ajouter, ce que ne fait bien sûr pas Merleau-Ponty, que ce regard est aussi vecteur sur le monde des projections inconscientes venues de l’inconscient individuel.

Ce regard articule le visible et l’invisible qui participent ensemble, dans une organisation toujours singulière du monde, à dévoiler la « chair des choses ». « Voir, c’est toujours voir plus que l’on ne voit. » « Voir, c’est voir le visible et voir l’invisible qui organise le visible. »

Pierre FERRARRI

Note : Professeur honoraire de Psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, université Paris XI ; ancien Chef de service hospitalier en Psychiatrie infantile, hôpital de la fondation Vallée, Gentilly ; chef du réseau de recherche Inserm sur l’autisme (1988-1996), Paris ; co-fondateur et Past-Président de l’Aepea.

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20. VARELA PJ. Sciences cognitives et psychanalyse. Quels ponts pour quelle approche ? Journal de la psychanalyse de l’enfant, 1993, 14 (« Naissance de la pensée, processus de pensée »).
21. WINNICOTT DW. Processus de maturation chez l’enfant. Paris, Payot, 1970.

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